Incendies de forêt: la situation s’aggrave-t-elle vraiment au Brésil et dans le monde?

FOCUS – Dans le magazine Forbes, un célèbre mais hétérodoxe écologiste américain critique la vague d’émotion estivale qui a entouré les feux de forêts au Brésil. Il argue que les incendies sont moins nombreux dans le monde et que la forêt y progresse. Le Figaro fait le point sur ces arguments.

Portée par de nombreuses personnalités du monde culturel et politique, l’émotion estivale entourant les incendies en Amazonie a été de portée mondiale. À l’inverse, certains donnent de la voix pour déclarer que la situation globale et l’évolution des incendies par rapport aux années précédentes ne méritaient pas une telle attention politico-médiatique.

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C’est le cas d’un militant écologiste américain, Michael Shellenberger, célèbre outre-Atlantique pour ses positions hétérodoxes. Dans deux articles parus la semaine dernière dans Forbes , cet «écomoderniste» récipiendaire du Green Book Award estime que la surface forestière progresse dans le monde, que les feux au Brésil sont loin des records et que beaucoup d’«erreurs» ont été dites concernant l’Amazonie souvent décrite comme le «poumon de la planète». Avec un chercheur en écologie tropicale, Jérôme Chave, Le Figaro fait le point sur la situation.

 Le nombre d’incendies en Amazonie en hausse, mais loin du pic de 2004

Michael Shellenberger se fonde sur des données satellitaires, rendues publiques en temps réel. Comme le nombre de départs de feux qui ont lieu chaque année en Amazonie de janvier à août, publié par l’Institut national de recherche spatial (INPE) brésilien, à partir des mesures effectuées par la NASA.

BBC/INPE

Si on mesure l’évolution d’une année sur l’autre, 2019 – marquée par l’arrivée au pouvoir du climatosceptique Jair Bolsonaro – est une année noire avec une augmentation de 78% du nombre d’incendies au Brésil (87.000 en 2019 contre 49.000 en 2018). Si l’on observe les données à plus long terme en revanche, l’année 2019 est loin de tristes records: en 2002, 2003, 2004, 2005, 2007, 2010, la barre des 100.000 incendies a été franchie. Comme le remarque l’écologue Dan Nepstad dans Forbes, cité par Michael Shellenberger, l’année 2019 ne marque «qu’une augmentation de 7% par rapport à la moyenne des dix dernières années». «Je ne suis pas d’accord avec certaines interprétations très politiques de Shellenberger, en revanche, il n’y a pas de doute que Nepstad est bien l’un des meilleurs spécialistes de la forêt amazonienne», déclare au Figaro Jérôme Chave, chercheur au CNRS en écologie tropicale.

● À l’échelle du monde, les surfaces incendiées ont diminué d’un quart depuis 2003

Michael Shellenberger élargit son propos au reste du monde en notant que la surface de terres incendiée dans le monde s’est réduite de 25% de 2003 à 2019. L’auteur américain s’appuie là encore sur des données satellitaires publiées par la NASA. Cette diminution tient principalement aux changements de pratiques agricoles dans le monde, avec la diminution de la pratique du brûlis remplacée par l’emploi de machines mécanisées. Le défrichement par le feu a connu un ralentissement particulièrement marqué en Afrique, où il est le plus pratiqué. Néanmoins, Shellenberger ne précise pas clairement que la NASA prend en compte l’ensemble des terres brûlées et non seulement les surfaces réellement forestières.

NASA Earth Observatory

● La forêt amazonienne continue d’être déforestée

Shellenberger dénonce également le catastrophisme écologiste en observant cette fois les surfaces forestières, notamment en Amazonie. «80% [de la forêt amazonienne] reste debout. La moitié de l’Amazonie est protégée par la loi fédérale», argue-t-il, mettant en avant les chiffres de la déforestation, qui ralentit tendanciellement depuis une quinzaine d’années. En 2004, 27.772 km2 de l’«Amazonie légale» (partie brésilienne de l’Amazonie, NDLR) ont été déboisés. En 2015, ce chiffre est tombé à 5831 km2, avant de remonter à 7893 km2 en 2017. Sur un total cumulé de 800.000 km2 déboisés, près de la moitié l’ont été avant 1990.

Geoconfluence ENS Lyon

Comme pour le nombre d’incendies, le risque est donc bien d’oublier que le phénomène de déforestation est très ancien et ne date pas de Bolsonaro. Cette dimension historique ne diminue pas, loin de là, l’ampleur de l’enjeu. «La nouvelle dégradation remonte plutôt aux politiques de Michel Temer [le prédécesseur de Bolsonaro, de 2016 à 2018, Ndlr]. Il ne faut jamais oublier l’inertie des politiques publiques», note Jérôme Chave, qui explique que le problème principal est que ces chiffres sont «cumulatifs»: même si le rythme de la déforestation peut ralentir, celle-ci continue néanmoins de s’accroître. Le chercheur au CNRS s’avoue «pessimiste» et cite les scénarios d’une étude scientifique parue en 2006 dans la revue Nature : cette étude estimait que 40% de l’Amazonie aurait disparu d’ici 2050 si les pratiques agricoles et le cadre politique restaient les mêmes (une estimation minorée de 30% en cas de bonnes pratiques de gouvernance). «Si l’on compare ces prévisions et ce qui s’est passé depuis, nous sommes aujourd’hui entre les deux scénarios prévus par l’étude», explique Jérôme Chave.

● Forêts dans le monde: hausse ou baisse de la surface?

Jérôme Chave est également en désaccord lorsque Michael Shellenberger estime que la forêt progresse dans le monde. L’auteur américain s’appuie sur un article scientifique paru dans la revue Science en 2015 et remis à jour en 2019 selon lequel la surface foliaire [partie d’un territoire recouvert par des feuilles] dans le monde a progressé de 5% de 1982 à 2016. «Tout dépend ce que l’on appelle ‘forêt’», répond Jérôme Chave. Deux ou trois arbres dans un champ ne forment pas une forêt, mais comptent en revanche dans le calcul de la surface foliaire globale. «Si l’on s’en tient à une définition stricte, leur surface se réduit chaque année», estime le chercheur qui cite les chiffres «très fiables» que publie chaque année l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Selon cette agence de l’ONU, la surface forestière dans le monde est passée de 31,625% en 1990 à 30,716% en 2016.

Banque mondiale

Surtout, ces variations cachent un autre phénomène: les forêts tropicales voient leur surface diminuer, alors que les forêts tempérées situées plus au nord, au contraire, croissent, ce qui est en partie dû au réchauffement climatique, qui facilite le développement de la végétation dans des régions froides comme la Sibérie ou le nord du Canada. D’autres pays, comme la Chine, mènent de gigantesques programmes de reforestation dans des zones non-forestières. «La taille de la forêt dans le monde n’est donc pas une variable essentielle. Il faut regarder plus en détail», avance Jérôme Chave.


Qu’en est-il du «piégeage» du CO2? et de la biodiversité?

Un dernier argument oppose Michael Shellenberger et Jérôme Chave, l’Américain estimant qu’il est faux de parler de l’Amazonie comme d’un «poumon de la planète». Dans le cadre de la photosynthèse, les arbres – de même que toutes les autres plantes – absorbent du dioxyde de carbone (C02), qui, consommé, est partiellement transformé en oxygène. Mais, parallèlement, l’arbre a une respiration: il consomme donc de l’oxygène et rejette du CO2. Si l’on dit que «les arbres stockent du CO2», c’est que, tant qu’ils sont vivants, ils captent plus de C02 par le processus de photosynthèse qu’ils n’en rejettent par celui de respiration. En revanche, lorsque l’arbre meurt et que le bois se décompose, le C02 restant est rendu à l’atmosphère. Sur tout son cycle de vie, le bilan de l’arbre en C02 est donc neutre. En revanche, les arbres permettent de stocker le CO2 le temps de leur vivant. Pour Jérôme Chave, il faut donc distinguer logiques de «flux» et de «stock». Shellenberger a donc raison de dire qu’en termes de flux, il n’y a guère de différence entre une savane et une forêt: dans les deux cas, les plantes vivantes captent du CO2. Mais en termes de stock, la savane, où les plantes ont une durée de vie limitée, a un effet bien moins bénéfique qu’une forêt. De même, «si l’on brûle une forêt, on dégage instantanément tout le C02 stocké», explique Jérôme Chave. D’où la catastrophe des grands incendies de forêts: en matière de CO2, la croissance de certaines d’entre elles ne compense pas les pertes enregistrées ailleurs, comme le sous-entend Shellenberger.

«Il y a aussi l’argument de la biodiversité», conclut Jérôme Chave. Les forêts tropicales humides accueillent une grande partie des espèces animales et végétales (l’Amazonie concentre à elle seule 10% de la biodiversité mondiale). La croissance des forêts en Sibérie ou au Canada ne sera d’aucun secours à ces milliers d’espèces. Inversement, l’expansion de la forêt dans certains lieux peut également perturber la biodiversité. «Tout ceci signifie que l’impact de l’homme sur notre planète est de plus en plus grand et cela crée des problèmes de conservation très sérieux», conclut le chercheur au CNRS.


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